Pour l'éducateur, écrire des rapports dans le contexte actuel de la protection judiciaire de la jeunesse suppose de prendre en compte l'objectif premier inscrit dans le Plan Stratégique National : l'aide à la décision du magistrat. En quelques années, les pratiques d'écriture des éducateurs de justice ont fait l’objet d’injonctions et de préconisations, formelles et informelles, qui toutes font normes : respect des usagers et intégration de l'expertise éducative à la procédure judiciaire, prise en compte du secret professionnel et de celui — plus délicat — du « secret partagé », nécessité de rendre visible aux magistrats, dans le fond comme dans la forme, l'expertise détenue par la PJJ et ses personnels, volonté de développer trames et bonnes pratiques pour garantir une continuité et une homogénéité des missions de service public.
Description du projet, méthodologie
Outil éducatif, de communication externe (Delcambre, 1992), et de mise en cohérence du travail en équipe, l'écrit est au centre de la professionnalité des acteurs du travail social. Il rend compte de la manière de travailler des équipes éducatives. Outil de contrôle de l'activité, « le rapport écrit rend compte, après coup, d'une intervention passée où l'oral est dominant et ce même écrit prévoit, anticipe et élabore le projet d'une pratique éducative à poursuivre » (Rousseau, 2007).
L'écrit, un enjeu majeur de la professionnalisation des acteurs du travail social
Le point de vue de Patrick Rousseau (2007) est de prendre l'écrit comme le résultat d'une pratique professionnelle nous renseignant sur l'activité d'un éducateur au quotidien. L'étude du métier d'éducateur sous l'angle de son identité, pose l'hypothèse que celle-ci s'avère problématique, au-delà des caractéristiques d'une profession récente qui demande aux acteurs une constante justification de leurs pratiques et de leurs domaines d'intervention.
La commande écrite a évolué d'années en années et le contexte socio-politique, depuis 2002, a donné une place particulière à l'usager. L'écrit s'intègre ainsi au coeur des relations entre les usagers et le service, l'obligation est faite de la communication des rapports destinés initialement au juge, aux familles d'usagers et à l'usager lui-même. Elle institue de telle sorte la contractualisation et la coopération, avec l'usager. Pour autant, il apparaît que ces écrits sont moyennement investis comme interface de la relation éducative, ils privilégient assez logiquement le « rendu-compte » au juge au détriment d'un réel espace de dialogue entre le professionnel et le jeune (David, 2009).
Les éducateurs, assistants de service sociaux, psychologues, directeurs sont amenés dans le cadre de leurs fonctions à rédiger divers écrits professionnels. Pendant de nombreuses années, les écrits se limitaient aux rapports d’examen de la personnalité et aux rapports éducatifs : AEMO, LS. Depuis quelques années, les types de rapports se sont multipliés en même temps qu’apparaissaient de nouvelles mesures : Rapport de Renseignements Socio-éducatifs, réparation, sursis avec mise à l'épreuve, travail d'intérêt général, sanction éducative, stage de citoyenneté, mesure d’activité de jour. Les contenus des mesures et leur durée étant différents, la forme et le contenu des rapports ne peuvent être identiques. Par ailleurs, d’autres écrits sont exigés des professionnels comme le document individuel de prise en charge (DIPC), pour lequel des trames existent.
Ainsi, ces écrits admettent plusieurs niveaux de contraintes :
- Le premier concerne le jeune dont il faudra dresser la situation, ou encore faire un état des lieux de la mesure en place... Ecrire sur le jeune avec qui l'éducateur a travaillé une relation de confiance n'est pas chose aisée. Que faut-il dire de lui et comment ? Travaille-t-on l'écriture du rapport avec lui ? Peut-on se saisir de cet écrit pour en faire un socle de la relation éducative ? Bref, les questionnements sont souvent très nombreux et dépassent l'écriture de la description pour en faire un véritable enjeu d'identité professionnelle.
- Le deuxième niveau concerne le magistrat à qui il faudra rendre compte pour l'aider dans la décision qu'il devra prendre. Pour autant, les travailleurs sociaux disent assez souvent qu'il faut écrire pour tel ou tel juge et savent d'emblée quels sont les éléments qui seront retenus. Dans ce cadre, ce sont les rapports entretenus avec les magistrats qui importent plus que la situation en elle-même (Cardi, 2006).
- Le troisième niveau concerne les commandes, les procédures, les normes et les différentes contraintes de l'administration avec lesquelles l'éducateur doit pouvoir travailler en permanence sans perdre de vue l'intérêt éducatif du jeune.
Nous souhaitons travailler sur trois axes :
• Un premier axe de travail analysera comment « s’écrit » le rapport de l'éducateur PJJ au carrefour de trois logiques : écrit administratif, écrit judiciaire et écrit social et éducatif. Ce travail s'inscrit dans une perspective historique des écrits professionnels de la PJJ.
• Un deuxième axe permettra d'appréhender le type de professionnalité engagée dans ces écrits. L'analyse de l'écrit professionnel, de ses procédures et de ses ajustements à la norme, nous renseignera sur ce qui fonde aujourd'hui la professionnalité de l'éducateur de la PJJ.
• Enfin, la norme d'écriture sera interrogée comme pratique négociée entre acteurs (éducateurs, magistrats, directeurs de service...). Nous analyserons la négociation, l'interprétation et les ajustements liés à ces normes, pratiques ou encore les procédures d'écriture impliquant les pouvoirs publics, les acteurs décisionnels et les acteurs de terrain.
De l'observation à l'analyse : la question méthodologique
Pour travailler ces axes, il est important d’appréhender le contexte organisationnel et professionnel en mutation, ses conséquences et ses résistances. Plus globalement, il s’agirait de préciser les conditions d’appropriation des nouvelles compétences attendues par les réorganisations de la PJJ. Le corpus de recherche repose en conséquence sur une analyse de sources écrites des éducateurs, des textes réglementaires émanant de la PJJ, des textes de lois conduisant à des changements organisationnels d’activité de travail, enfin des entretiens d’acteurs concernés (éducateurs, magistrats…).
La recherche sur les écrits du travail social a été portée plutôt par les linguistes, poursuivie par les sciences de l'information et de la communication et les sociologues du travail (réseau Langage & travail). Beaucoup utilisent la constitution de corpus écrits pour analyser en profondeur la teneur de ces écrits et les stratégies énonciatives des écrivants (Rousseau, 2007; Delcambre, 1993; Chantraine, 1992). Certains complètent leurs résultats d'entretiens avec les acteurs pour pouvoir disposer d'informations sur leurs stratégies (Delcambre), quand d'autres se tiennent rigoureusement à l'analyse immanente du texte et de ces stratégies d'énonciation (Chantraine).
De leur côté de l’Atlantique, nos collègues canadiens ont privilégié les analyses de conversations au cours desquelles le texte est convoqué dans le jeu des interactions verbales, notamment à des fins délibératives. L’école dite « de Montréal » s’est particulièrement attachée à rendre compte d’une agentivité des textes, en considérant la manière qu’ils ont de faire dire (et faire) aux acteurs autant que les acteurs leur font dire (et faire) l’action organisée.
Calendrier de la recherche
Phase 1 (janvier-août 2011) : constitution du corpus, observations et entretiens
Méthode : Collecte et analyse d'écrits professionnels : documents d'archives et écrits (2010)
Première phase d’enquête exploratoire auprès de quelques établissements et de quelques professionnels (entretiens, observations des pratiques d'écriture)
Ateliers de lancement : Lille (avril 2010) et Montréal (mai 2010)
Journée d'étude sur l'histoire des écrits professionnels (Juillet 2010)
Phase 2 (septembre 2011-février 2012) : Phase d’enquête par observations et entretiens
Méthode : Observation des pratiques d'écriture sur un temps de prise en charge éducative et d'investigation (Service éducatif auprès du tribunal, Hébergement, Milieu ouvert, Etablissement Pénitentiaire pour Mineurs)
Entretiens avec les professionnels (cadres de la PJJ, magistrats, éducateurs)
Organisation d'un séminaire international (mars 2012)
Phase 3 (mars 2012- septembre 2012) : Phase d’enquête sur les procédures d'ajustement aux normes
Enquête de terrain auprès des magistrats (en juridiction)
Observations des pratiques des formateurs, enquête et analyse sur les dispositifs de formation :
Ecole Nationale de la Protection Judiciaire de la jeunesse, PTF Ile de France, Bretagne, PACA
Organisation d'une journée d'étude en septembre 2012
Phase 4 (octobre 2012-janvier 2013) : Rédaction des conclusions de la recherche
Phase 5 (février 2013-décembre 2013) : rédaction collective finale et restitution, valorisation
Résultats attendus
Cette recherche doit contribuer, dans un contexte institutionnel et sur un terrain d’observation bien identifiés, à une réflexion aboutie sur une politique générale des écritures ouvrant sur de nouvelles formes et normes de travail. Les apports interdisciplinaires permettront de nourrir l'analyse à la fois sur la dimension intrinsèque de l'écrit professionnel et sur ses modalités de réalisation. Cette analyse devra ici éclairer la construction professionnelle de l'éducateur, mission d'autant plus difficile que le contexte sociopolitique est mouvant. Il s’agit ici de :
- de préciser les conditions d'appropriation de nouvelles compétences (professionnalisation), telles qu'elles s'inscrivent dans les écrits professionnels (ici les réorganisations de la PJJ) ;
- d'identifier les stratégies énonciatives des écrivants, d'analyser les évolutions de l'écriture des rapports et de comprendre les mécanismes de production de ces écrits ;
- de dégager les principaux enjeux et écueils d'une écriture normée et/ou normative ;
- de contribuer à la formation des éducateurs
Une recherche-accompagnement
La PJJ, comme dispositif et opérateur de formation, porte un intérêt direct aux fruits de cette recherche. Cette dernière est avant tout l'occasion, pour l'institution, de s'interroger collectivement sur ses pratiques d'écriture et sur leurs inscriptions dans l'horizon des politiques publiques mais aussi des missions de services publics. Le travail à accomplir sur la négociation des normes est essentielle à l'administration pour anticiper et s'adapter aux écarts nécessaires entre travail prescrit et travail réel. La mise en perspective des conditions même d'énonciation des écrits éducatifs, des savoirs, savoir-faire et ressources mobilisés par le processus d'écriture peut servir à la fois l'expertise que souhaite améliorer la PJJ et la formation à cette expertise.
Une recherche programmatique et partenariale
En inscrivant cette recherche dans le cadre d’un appel à projets CPER, l’équipe COPI fait le choix d’un véritable programme scientifique, lequel participe à la structuration et au positionnement de l’équipe au sein du laboratoire GERIICO et à son rayonnement dans le paysage scientifique (national et international) des recherches en communications organisationnelles.
Le projet, construit en partenariat avec d’autre laboratoires français et canadiens, permettra de croiser les analyses sur un même objet et terrain d’observation Dans une perspective internationale, il s'agit notamment de construire de nouvelles passerelles entre, d’une part, une école nord-américaine (dite « école de Montréal) centrée sur les interactions langagières (texte/conversation) et, d’autre part, une recherche française plus marquée par les approches anthropologiques et sociosémiotiques de l’écriture en contexte de travail. Cette recherche marque donc le retour du GERIICO (et antérieurement au CERTEIC) sur le terrain des écrits professionnels dans un contexte de mutations institutionnelles et organisationnelles majeures.
Les rencontres scientifiques (sous forme de séminaires, ateliers et colloques) devraient donner lieu à valorisation éditoriale sous la forme d’un ouvrage collectif.
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